Fondateur de l’ONG israélienne Breaking the silence, une organisation de soldats vétérans ou en activité réunis pour témoigner de leur expérience au sein de l'armée israélienne, Yehuda Shaul explique pourquoi les racines de l’offensive actuelle contre Gaza, dont sont d’abord victimes les civils palestiniens, sont à chercher dans la théorie du « minimum risque ».
De notre envoyé spécial en Israël. Fondateur de l’ONG israélienne Breaking the silence, une organisation de soldats vétérans ou en activité réunis pour témoigner de leur expérience au sein de l'armée israélienne, Yehuda Shaul explique dans un entretien à Mediapart pourquoi les racines de l’offensive actuelle contre Gaza, dont sont d’abord victimes les civils palestiniens, sont à chercher dans la théorie du « minimum risque » pour les soldats israéliens, mise en pratique au cours de l’opération « Plomb durci », en 2008/2009.
« Avec cette opération, dit-il, nous avons en particulier franchi des lignes rouges que nous n’avions pas dépassées auparavant. Regardez par exemple la manière dont se comporte l’armée de l’air : un de nos hommes est sorti de cette opération complètement terrifié, notamment sur les éléments qui permettent de choisir une cible militaire. » Entretien à Tel Aviv.
Mediapart : Le gouvernement israélien justifie son offensive en expliquant qu’il a d’abord dû effectuer des frappes aériennes pour se défendre des tirs de roquettes, puis lancé une opération terrestre après la découverte de tunnels par lesquels les combattants du Hamas menaçaient d’entrer en Israël. Qu’en pensez-vous ?
Yehuda Shaul : Je ne vais pas vous dire que tout cela est faux, ou que tout est vrai, que c’est bien ou mal. Breaking the silence est constituée de soldats vétérans et d’autres en service, dont certains servent en ce moment même à Gaza, à la fois des conscrits et des réservistes. Des membres de l’organisation pourront être totalement contre cette offensive, d’autres seulement opposés à une partie. La deuxième chose, c’est que l'on ne sait pas, à cette heure, ce qui se passe là-bas, nous n’avons pas de détails précis sur la manière dont l’offensive est conduite, nous ne pouvons pas encore l’analyser dans le détail à partir de témoignages, ce qui est notre travail à Breaking the silence.
Ayant précisé cela, il y a plusieurs choses que j’aimerais souligner. La première, c’est que nous avons eu plusieurs offensives contre Gaza ces dernières années. Et force est de constater qu’à chaque offensive, nous nous comportons de plus en plus mal. Nous pouvons nous en rendre compte : 1 000 soldats qui ont témoigné pour Breaking the silence ont servi dans les territoires occupés entre 2000 et aujourd’hui, dont 200 à Gaza.
Avec l’opération « Plomb durci » en 2008/2009, nous avons en particulier franchi des lignes rouges que nous n’avions pas dépassées auparavant. Regardez par exemple la manière dont se comporte l’armée de l’air : un de nos hommes est sorti de cette opération complètement terrifié, notamment sur les éléments qui permettent de choisir une cible militaire. Il était éclaireur et il nous a raconté l’histoire : un des premiers jours de l’invasion, il était aux avant-postes. Tout était calme, pendant plusieurs heures, les Palestiniens n’opposaient aucune résistance. À trois ou quatre cents mètres de la ligne de front, il voit deux hommes sortir d’une maison en buvant un café. Il rapporte cela à son quartier général, c’est son travail d’éclaireur.
Après quelques minutes, les deux hommes rentrent dans la maison. L’éclaireur transmet l’information. Après quelques instants, son supérieur lui dit d’appeler un renfort aérien pour bombarder la maison. Il répond : « Mais comment ça, ils ne sont pas armés, je viens de vous le dire ! » « Ça n’a pas d’importance, lui répond-on, Shabak (le service de renseignement et de sécurité intérieure, aussi appelé Sin Beth – Ndlr) dit que c’est la maison d’un militant bien connu du Hamas. » Il appelle le renfort, la maison est bombardée, et il voit une femme portant un bébé s’enfuir vers le sud. Il est sorti de l’opération en disant : « Mais qu’est-ce qui se passe ? Depuis quand le fait qu’un activiste du Hamas habite une maison suffit-il à la bombarder, alors qu’elle ne constitue pas une menace ? »
Ce type de bavure n’était pas encore largement répandu pendant « Plomb Durci », mais cela s’est produit plusieurs fois. Aujourd’hui, comment agit-on ? On fait la même chose, à grande échelle. On demande aux gens de quitter leur maison, et s’ils ne le font pas, on considère que tout est de leur responsabilité, et on les punit de mort en les bombardant. C’est complètement fou. C’est comme cela que l’on combat le Hamas ? C’est cela, l’armée que nous sommes ? C’est cela, la société que nous sommes ? C’est tout simplement inacceptable, et ne pourra jamais l’être. Car si c’était accepté, quelle serait la prochaine étape ?
La justification opposée notamment par les dirigeants du Likoud est la suivante : « Certes, malheureusement, nous tuons des civils, mais c’est en nous défendant que nous le faisons. Et Obama reconnaît ce droit à nous défendre… »
D’une part, je me fiche complètement de savoir si Obama nous soutient ou pas. Il n’est pas ce que l’on pourrait appeler une caution morale qui me sied. Ce qui est important, en tant qu’Israélien, c’est de me demander qui je suis, ce que je fais, et comment je souhaite que soit ma société. Or ce que nous faisons aujourd’hui, sous prétexte que le Hamas nous aurait attaqués, c'est bombarder toutes les maisons des activistes du Hamas, tout en sachant parfaitement que, parfois, la famille est à l’intérieur. C’est ce que nous sommes aujourd’hui. Quelle est la contrepartie de cela ? Selon ce raisonnement, on pourrait très bien dire que toutes les maisons des soldats de l’armée israélienne sont une cible légitime pour le Hamas ! C’est horrible et absurde.
Ce que je voudrais demander à mes concitoyens et à vos lecteurs qui vont lire cet entretien : accepteriez-vous ce même traitement, de la part de l’armée israélienne, si vous étiez de l’autre côté ?
Pour ce qui est du rapport Goldstone : j’ai personnellement interviewé entre 50 et 60 soldats après Plomb durci en 2009, je crois avoir une petite idée de ce qui s’est passé alors, et je n’ai pas besoin de Goldstone pour être terrifié. Mais encore une fois, l’opération « Plomb durci » a eu lieu, et rien ne s’est passé ! Aucune sanction, rien ! Et si rien ne se passe, comment voulez-vous que l’armée et même la société entendent qu’il y a eu quelque chose de terrible ?
Il faut regarder les événements sur le temps, et de manière globale. Nous avons eu quatre ou cinq opérations au cours des dix dernières années. Et après ? Cela veut-il dire que tous les deux ans, nous allons avoir une nouvelle opération, encore et encore ? N’est-il pas temps de réévaluer notre stratégie ? De se rendre compte que cela ne fonctionne pas, ce concept bizarre qui voudrait que, peut-être, les adversaires vont se calmer si on les frappe plus fort ? Depuis 47 ans, nous occupons ces gens, les privant de dignité, de liberté, et l’on n’a toujours pas compris le message, que peut-être ce n’est pas cela, le langage qu’ils comprennent ?
La réponse à ce genre de remarque est que nous n'avons rien essayé d’autre que la force, et que depuis 47 ans, cela ne marche pas. On nous raconte ici : « Nous sommes sortis de Gaza, et ils ont commencé à nous tirer des roquettes dessus. » C’est un des plus grands mensonges que l’on profère. Car nous avons reçu des centaines de roquettes bien avant notre retrait de Gaza en 2005 ! De même, nous n’avons pas quitté Gaza pour faire plaisir aux Palestiniens, mais parce que des soldats mouraient en défendant nos colonies ! Parce que nos tanks explosaient, juste comme aujourd’hui à Sharjayah, au nord de Gaza. Ne racontons pas n’importe quoi. Les roquettes étaient là avant que nous ne quittions les colonies.
Je dis bien les colonies de Gaza, car la bande de Gaza, nous ne l’avons jamais quittée. De 2006 à 2009, l’armée israélienne y entrait presque chaque semaine et y envoyait une compagnie entière. Nous évoquons toujours les grandes opérations, mais nous oublions ce que nous répètent les témoignages des soldats, qui nous disent que depuis 2006, le siège de Gaza est bien plus dur, que les règles de l’engagement militaires sont devenues plus permissives, que du fait que nous ne sommes plus sur place, nous avons besoin de davantage d’informations, et donc de détenus, que nous venons chercher dans la
bande de Gaza en nombre toujours plus grand.
Mais cela « marche » : Israël étend chaque jour un peu plus ses colonies en Cisjordanie.
Non, cela ne marche pas, parce que les roquettes atteignent maintenant Tel Aviv. Pendant des années, elles n’atteignaient que le sud, et Israël, de manière assez cynique, ne s’en préoccupait pas trop. Mais ces tunnels dont on nous parle aujourd’hui, c’est une faillite complète ! Car ces tunnels, le Hamas aurait pu s’en servir il y a deux mois, ou dans un an. Et alors, que se serait-il passé ? Des centaines de personnes auraient pu être faites prisonnières et prises en otage dans les kibboutz ! C’est donc une faillite complète pour Israël, qui n’a pas vu cela venir. Mais au-delà de cela, il y a les lignes rouges.
Je reviens sur l’opération « Plomb durci », la dernière invasion terrestre en 2009, parce qu’elle a marqué un tournant, qui explique ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui. Pour comprendre « Plomb durci », il faut se rappeler de la guerre de 2006 au Liban, qui a été perçue ici comme une défaite. En quand nous sommes entrés dans Gaza, en 2008/2009, l’armée ne pouvait pas se permettre une nouvelle défaite. Il fallait reconstruire la confiance de l’armée en elle-même et de la société envers elle. L’idée, c’était donc « risque minimum, pour un minimum de pertes humaines dans nos rangs ».
Six mois après « Plomb durci », nous avons publié un livre (chroniqué à l'époque par Mediapart), fondé sur le témoignage de 26 soldats, qui a recueilli une large couverture médiatique. Nous racontions notamment l’histoire de la compagnie Givati, à Zeitoun, au sud de la bande de Gaza. Ces soldats sont dans une maison palestinienne, près de la rue Salaheddine. Leur travail est de couper la bande de Gaza en deux, pour que personne ne passe du nord au sud, et inversement. Ils aperçoivent une forme enluminée qui vient vers eux par le sud, à 200 mètres. Le soldat qui commande demande à sa hiérarchie l'autorisation de tirer à côté de la cible, pour qu’elle comprenne qu’il y a des soldats et qu’elle fasse demi-tour.
Le commandant arrive, et leur dit de ne pas tirer, mais d’attendre. Il place tous ses bons tireurs sur le toit. Le Palestinien continue d’avancer vers eux. Le soldat demande à nouveau à son commandant la permission de tirer à côté de lui. Le commandant répond à nouveau non, et l’homme continue de s’approcher, il est à 80, 50 mètres. Le soldat est très stressé : « Commandant, nous ne pourrons bientôt plus attendre pour l’avertir, ou nous devrons le tuer, car c’est peut-être un attentat-suicide. C’est notre dernière chance de lui laisser la vie sauve ! » Le commandant lui dit encore d’attendre. Et à 30 mètres, il donne l’ordre d’ouvrir le feu et de le tuer. Ils descendent inspecter le corps, c’était simplement un vieil homme, avec une longue barbe et une lampe torche.
Dans chaque armée, il y a des gens mauvais. Mais le problème, chez nous, est devenu structurel. « Plomb durci » a été la première offensive au cours de laquelle nous avons utilisé des techniques et tactiques de guerre contre des civils, délibérément. En Cisjordanie, l’armée effectue un travail de police, plus violent sans doute. Mais c’est très différent des tactiques de guerre, où vous envoyez l’avion bombarder, et où l’infanterie vient seulement après pour finir le travail. Pendant « Plomb durci », c’est la première fois que nous avons utilisé ces tactiques contre Gaza, encore une fois, pour limiter les risques de perte dans nos rangs. De même, on a beaucoup parlé de l’usage de phosphore blanc pendant cette offensive. Mais c’était marginal, contrairement à l’usage régulier d’artillerie dans des quartiers surpeuplés. Les tirs d’artillerie font énormément de dégâts et sont très peu précis, des obus, qui représentent l’équivalent de huit tonnes de TNT, tuent dans un carré de 50 mètres sur 50, et blessent dans un rayon de 150 mètres.
Ce n’est pas une arme de précision, c’est d’ailleurs pour cela que l’on en tire plusieurs. Les règles d’utilisation sont simples : vu les dommages que cela produit, on ne tire pas d’obus d’artillerie à moins de 350 mètres de nos propres troupes, 250 s’ils sont dans des tanks. Pendant « Plomb durci », l’ordre était de ne pas tirer à moins de 25 mètres des habitations ! Nous disions aux gens de partir, et ensuite, on tirait ces obus à tout va. Vous comprenez maintenant comment des écoles de l’ONU ont pu être atteintes pendant « Plomb durci » ? Et encore, nous n’entrons pas dans les détails. Nous avons demandé à tous les soldats que nous avons interrogés quelles étaient les « règles d’engagement » pendant « Plomb durci ». Tous nous ont répondu : « Il n’y en avait pas. » Pour être plus clair, si le concept de « règles d’engagement » signifie « limites dans l’usage de la force », il n'y avait pas de limites.
Nous n’avons pas encore de témoignages précis de soldats pour nous dire ce qui se passe aujourd’hui. Mais cette approche du « risque minimum » telle que nous l’avons eue pendant « Plomb durci » constitue un précédent qui fait craindre le pire pour la suite.
Pourtant, au moment où nous parlons, 28 soldats israéliens sont morts dans les combats durant l’offensive. Ce n’est plus le « risque minimum ». Pourquoi, malgré cela, la société israélienne soutient-elle aussi massivement l’offensive ?
La société israélienne fait tellement corps avec l’armée qu’elle soutient la politique du gouvernement. Et le nombre de morts ne suffira pas à la remettre en cause. C’est aussi pour cela que, malheureusement, les gens sont aussi peu sensibles aux morts palestiniens. Les gens sont convaincus qu’il faut y aller. Ils n’essaient pas de voir la situation dans son ensemble, à une autre échelle. Ils ne voient pas que nous choisissons quel type de relations nous avons avec les Palestiniens. Ce mode de relation, nous l’avons choisi il y a 47 ans, en 1967, et nous continuons dans cette voie chaque seconde. C’est avant tout une relation fondée sur le contrôle, l’occupation.
Pour évoquer les trois années de votre service militaire en Cisjordanie au début de la décennie 2000, vous qualifiez l’action de l’armée israélienne de « stratégie de l’intimidation, de la peur ».
C’est la nature de l’occupation de faire peur. Dans notre dernier livre, nous avons analysé cela, la manière dont l’armée israélienne contrôle les Palestiniens. L’armée utilise un vocabulaire défensif, mais agit de manière offensive. La base de l’occupation, c’est l’intimidation. Nous appelons cela « la prévention militaire ». Mais c’est au contraire l’intimidation de tous les Palestiniens, partout, tout le temps, pour leur rappeler qui est le patron. Chaque Palestinien doit sentir que l’armée est partout. Cela prend divers aspects selon les périodes et les endroits de Cisjordanie.
À la fin de mon service, j’étais en poste à Bethléem, nous devions gérer les check points, protéger la colonie de Beitar Ilit. Pendant votre service de huit heures, vous avez deux missions : vous devez être prêt au cas où l’on aurait besoin de renforts quelque part, et vous devez faire sentir votre présence. Pour ce faire, vous devez fouiller au moins cinq maisons, et établir au moins deux check points temporaires pour au moins 15 minutes. Ensuite, vous faites cela comme vous voulez, cinq maisons du même village dans la première heure, ou dans différents villages, une toutes les deux heures, les cinq à la fin de la journée…
L’idée est de créer de la confusion, de détruire les habitudes des Palestiniens. J’ai servi pendant 14 mois à Hébron. Là-bas, nous avons deux patrouilles pour faire sentir notre présence. L’une est dans la vieille ville, le sergent (c’était mon grade) choisit une maison, on rentre dedans, on la fouille, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, puis l'on sort et l’on fait du bruit pour réveiller le quartier. Et cela peut se produire constamment, 24 h/24, 7 jours/ 7. Et cela n’a jamais cessé, cela s’est passé cette nuit, et cela se passera comme ça la nuit suivante.
La politique de cela, c’est de favoriser l’annexion ? Votre nouveau président est d’ailleurs ouvertement favorable à un seul État.
Toutes ces illusions ne marcheront jamais. La seule manière d’en finir, c’est que les deux peuples trouvent une solution pour sortir de cette situation en gardant leur dignité. Pour la majorité des Israéliens, l’occupation est un événement historique : nous avons gagné en 1967, nous occupons les territoires. Ce n’est pas du tout cela, c’est une campagne pour coloniser, qui n’a pas de fin, du moins jusqu’à aujourd’hui.
Le but final, c’est de séparer Gaza de la Cisjordanie, et d’annexer la Cisjordanie ?
Je ne pense pas que ce soit le but de l’armée israélienne. Le but de l’armée, c’est le contrôle. C’est bien le problème : je pense que les généraux israéliens estiment que ce qu’ils font est une nécessité, pour assurer la sécurité. C’est le concept fou de la sécurité absolue. C’est l’idée qu’on ne peut pas vivre dans un quartier sans contrôler ses voisins. C’est absurde, car quiconque croit que les Palestiniens accepteront jamais de vivre sous notre domination se trompe. Regardez ce que nous avons fait : 47 ans d’occupation militaire, quoi de plus cruel que cela ? On essaie de les fragmenter, de réduire les territoires en miettes, en bantoustans, on détruit leurs maisons, on vole leurs terres. Et pourtant, ils n’ont toujours pas renoncé. La solution ne peut être que politique.
« Avec cette opération, dit-il, nous avons en particulier franchi des lignes rouges que nous n’avions pas dépassées auparavant. Regardez par exemple la manière dont se comporte l’armée de l’air : un de nos hommes est sorti de cette opération complètement terrifié, notamment sur les éléments qui permettent de choisir une cible militaire. » Entretien à Tel Aviv.
Yehuda Shaul : Je ne vais pas vous dire que tout cela est faux, ou que tout est vrai, que c’est bien ou mal. Breaking the silence est constituée de soldats vétérans et d’autres en service, dont certains servent en ce moment même à Gaza, à la fois des conscrits et des réservistes. Des membres de l’organisation pourront être totalement contre cette offensive, d’autres seulement opposés à une partie. La deuxième chose, c’est que l'on ne sait pas, à cette heure, ce qui se passe là-bas, nous n’avons pas de détails précis sur la manière dont l’offensive est conduite, nous ne pouvons pas encore l’analyser dans le détail à partir de témoignages, ce qui est notre travail à Breaking the silence.
Ayant précisé cela, il y a plusieurs choses que j’aimerais souligner. La première, c’est que nous avons eu plusieurs offensives contre Gaza ces dernières années. Et force est de constater qu’à chaque offensive, nous nous comportons de plus en plus mal. Nous pouvons nous en rendre compte : 1 000 soldats qui ont témoigné pour Breaking the silence ont servi dans les territoires occupés entre 2000 et aujourd’hui, dont 200 à Gaza.
Avec l’opération « Plomb durci » en 2008/2009, nous avons en particulier franchi des lignes rouges que nous n’avions pas dépassées auparavant. Regardez par exemple la manière dont se comporte l’armée de l’air : un de nos hommes est sorti de cette opération complètement terrifié, notamment sur les éléments qui permettent de choisir une cible militaire. Il était éclaireur et il nous a raconté l’histoire : un des premiers jours de l’invasion, il était aux avant-postes. Tout était calme, pendant plusieurs heures, les Palestiniens n’opposaient aucune résistance. À trois ou quatre cents mètres de la ligne de front, il voit deux hommes sortir d’une maison en buvant un café. Il rapporte cela à son quartier général, c’est son travail d’éclaireur.
Après quelques minutes, les deux hommes rentrent dans la maison. L’éclaireur transmet l’information. Après quelques instants, son supérieur lui dit d’appeler un renfort aérien pour bombarder la maison. Il répond : « Mais comment ça, ils ne sont pas armés, je viens de vous le dire ! » « Ça n’a pas d’importance, lui répond-on, Shabak (le service de renseignement et de sécurité intérieure, aussi appelé Sin Beth – Ndlr) dit que c’est la maison d’un militant bien connu du Hamas. » Il appelle le renfort, la maison est bombardée, et il voit une femme portant un bébé s’enfuir vers le sud. Il est sorti de l’opération en disant : « Mais qu’est-ce qui se passe ? Depuis quand le fait qu’un activiste du Hamas habite une maison suffit-il à la bombarder, alors qu’elle ne constitue pas une menace ? »
Ce type de bavure n’était pas encore largement répandu pendant « Plomb Durci », mais cela s’est produit plusieurs fois. Aujourd’hui, comment agit-on ? On fait la même chose, à grande échelle. On demande aux gens de quitter leur maison, et s’ils ne le font pas, on considère que tout est de leur responsabilité, et on les punit de mort en les bombardant. C’est complètement fou. C’est comme cela que l’on combat le Hamas ? C’est cela, l’armée que nous sommes ? C’est cela, la société que nous sommes ? C’est tout simplement inacceptable, et ne pourra jamais l’être. Car si c’était accepté, quelle serait la prochaine étape ?
La justification opposée notamment par les dirigeants du Likoud est la suivante : « Certes, malheureusement, nous tuons des civils, mais c’est en nous défendant que nous le faisons. Et Obama reconnaît ce droit à nous défendre… »
D’une part, je me fiche complètement de savoir si Obama nous soutient ou pas. Il n’est pas ce que l’on pourrait appeler une caution morale qui me sied. Ce qui est important, en tant qu’Israélien, c’est de me demander qui je suis, ce que je fais, et comment je souhaite que soit ma société. Or ce que nous faisons aujourd’hui, sous prétexte que le Hamas nous aurait attaqués, c'est bombarder toutes les maisons des activistes du Hamas, tout en sachant parfaitement que, parfois, la famille est à l’intérieur. C’est ce que nous sommes aujourd’hui. Quelle est la contrepartie de cela ? Selon ce raisonnement, on pourrait très bien dire que toutes les maisons des soldats de l’armée israélienne sont une cible légitime pour le Hamas ! C’est horrible et absurde.
Ce que je voudrais demander à mes concitoyens et à vos lecteurs qui vont lire cet entretien : accepteriez-vous ce même traitement, de la part de l’armée israélienne, si vous étiez de l’autre côté ?
Les Nations unies ont évoqué aujourd’hui la possibilité que des crimes de guerre soient commis à Gaza. Comment expliquez-vous que ce type d’avertissement ne produise aucun effet, aucune prise de conscience au sein de la société israélienne, après tant de condamnations et de rapports accablants, comme le rapport Goldstone, produits par le passé ?
Je ne suis pas juriste. Pour moi, « crimes de guerre », au sens juridique du terme, ça ne veut rien dire. Je me sens bien mieux face à la morale que face au droit. Mais si vous me demandez pourquoi ce genre de déclaration ne produit rien, je vous dirai deux choses : le comité des droits de l’Homme de l’ONU est une structure remplie d’hypocrisie et je pense que personne, en Israël et en Occident, ne le prend au sérieux. Cela ne veut pas dire que ce qu’il dit est faux, mais ce n’est pas une structure crédible.Pour ce qui est du rapport Goldstone : j’ai personnellement interviewé entre 50 et 60 soldats après Plomb durci en 2009, je crois avoir une petite idée de ce qui s’est passé alors, et je n’ai pas besoin de Goldstone pour être terrifié. Mais encore une fois, l’opération « Plomb durci » a eu lieu, et rien ne s’est passé ! Aucune sanction, rien ! Et si rien ne se passe, comment voulez-vous que l’armée et même la société entendent qu’il y a eu quelque chose de terrible ?
Il faut regarder les événements sur le temps, et de manière globale. Nous avons eu quatre ou cinq opérations au cours des dix dernières années. Et après ? Cela veut-il dire que tous les deux ans, nous allons avoir une nouvelle opération, encore et encore ? N’est-il pas temps de réévaluer notre stratégie ? De se rendre compte que cela ne fonctionne pas, ce concept bizarre qui voudrait que, peut-être, les adversaires vont se calmer si on les frappe plus fort ? Depuis 47 ans, nous occupons ces gens, les privant de dignité, de liberté, et l’on n’a toujours pas compris le message, que peut-être ce n’est pas cela, le langage qu’ils comprennent ?
Là encore, la droite israélienne vous répond : « C’est un problème qui n’a pas de solution, puisque le Hamas veut détruire Israël. »
La réponse à ce genre de remarque est que nous n'avons rien essayé d’autre que la force, et que depuis 47 ans, cela ne marche pas. On nous raconte ici : « Nous sommes sortis de Gaza, et ils ont commencé à nous tirer des roquettes dessus. » C’est un des plus grands mensonges que l’on profère. Car nous avons reçu des centaines de roquettes bien avant notre retrait de Gaza en 2005 ! De même, nous n’avons pas quitté Gaza pour faire plaisir aux Palestiniens, mais parce que des soldats mouraient en défendant nos colonies ! Parce que nos tanks explosaient, juste comme aujourd’hui à Sharjayah, au nord de Gaza. Ne racontons pas n’importe quoi. Les roquettes étaient là avant que nous ne quittions les colonies.
Je dis bien les colonies de Gaza, car la bande de Gaza, nous ne l’avons jamais quittée. De 2006 à 2009, l’armée israélienne y entrait presque chaque semaine et y envoyait une compagnie entière. Nous évoquons toujours les grandes opérations, mais nous oublions ce que nous répètent les témoignages des soldats, qui nous disent que depuis 2006, le siège de Gaza est bien plus dur, que les règles de l’engagement militaires sont devenues plus permissives, que du fait que nous ne sommes plus sur place, nous avons besoin de davantage d’informations, et donc de détenus, que nous venons chercher dans la
bande de Gaza en nombre toujours plus grand.
Et puis, cette idée si répandue que Gaza et la Cisjordanie, ce n’est pas le même peuple, que l’on peut combattre le Hamas sans que la Cisjordanie ne proteste… Ce que montre cette guerre, c’est que la situation actuelle, ce statu quo, cela ne marche pas. Pour plusieurs raisons, mais notamment parce que ce statu quo n’est pas une réalité gelée, mais la poursuite en accéléré de l’occupation. Et ce n’est pas acceptable.
Non, cela ne marche pas, parce que les roquettes atteignent maintenant Tel Aviv. Pendant des années, elles n’atteignaient que le sud, et Israël, de manière assez cynique, ne s’en préoccupait pas trop. Mais ces tunnels dont on nous parle aujourd’hui, c’est une faillite complète ! Car ces tunnels, le Hamas aurait pu s’en servir il y a deux mois, ou dans un an. Et alors, que se serait-il passé ? Des centaines de personnes auraient pu être faites prisonnières et prises en otage dans les kibboutz ! C’est donc une faillite complète pour Israël, qui n’a pas vu cela venir. Mais au-delà de cela, il y a les lignes rouges.
Je reviens sur l’opération « Plomb durci », la dernière invasion terrestre en 2009, parce qu’elle a marqué un tournant, qui explique ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui. Pour comprendre « Plomb durci », il faut se rappeler de la guerre de 2006 au Liban, qui a été perçue ici comme une défaite. En quand nous sommes entrés dans Gaza, en 2008/2009, l’armée ne pouvait pas se permettre une nouvelle défaite. Il fallait reconstruire la confiance de l’armée en elle-même et de la société envers elle. L’idée, c’était donc « risque minimum, pour un minimum de pertes humaines dans nos rangs ».
Six mois après « Plomb durci », nous avons publié un livre (chroniqué à l'époque par Mediapart), fondé sur le témoignage de 26 soldats, qui a recueilli une large couverture médiatique. Nous racontions notamment l’histoire de la compagnie Givati, à Zeitoun, au sud de la bande de Gaza. Ces soldats sont dans une maison palestinienne, près de la rue Salaheddine. Leur travail est de couper la bande de Gaza en deux, pour que personne ne passe du nord au sud, et inversement. Ils aperçoivent une forme enluminée qui vient vers eux par le sud, à 200 mètres. Le soldat qui commande demande à sa hiérarchie l'autorisation de tirer à côté de la cible, pour qu’elle comprenne qu’il y a des soldats et qu’elle fasse demi-tour.
Le commandant arrive, et leur dit de ne pas tirer, mais d’attendre. Il place tous ses bons tireurs sur le toit. Le Palestinien continue d’avancer vers eux. Le soldat demande à nouveau à son commandant la permission de tirer à côté de lui. Le commandant répond à nouveau non, et l’homme continue de s’approcher, il est à 80, 50 mètres. Le soldat est très stressé : « Commandant, nous ne pourrons bientôt plus attendre pour l’avertir, ou nous devrons le tuer, car c’est peut-être un attentat-suicide. C’est notre dernière chance de lui laisser la vie sauve ! » Le commandant lui dit encore d’attendre. Et à 30 mètres, il donne l’ordre d’ouvrir le feu et de le tuer. Ils descendent inspecter le corps, c’était simplement un vieil homme, avec une longue barbe et une lampe torche.
Ce n’est pas une arme de précision, c’est d’ailleurs pour cela que l’on en tire plusieurs. Les règles d’utilisation sont simples : vu les dommages que cela produit, on ne tire pas d’obus d’artillerie à moins de 350 mètres de nos propres troupes, 250 s’ils sont dans des tanks. Pendant « Plomb durci », l’ordre était de ne pas tirer à moins de 25 mètres des habitations ! Nous disions aux gens de partir, et ensuite, on tirait ces obus à tout va. Vous comprenez maintenant comment des écoles de l’ONU ont pu être atteintes pendant « Plomb durci » ? Et encore, nous n’entrons pas dans les détails. Nous avons demandé à tous les soldats que nous avons interrogés quelles étaient les « règles d’engagement » pendant « Plomb durci ». Tous nous ont répondu : « Il n’y en avait pas. » Pour être plus clair, si le concept de « règles d’engagement » signifie « limites dans l’usage de la force », il n'y avait pas de limites.
Ce qui se passe à Gaza aujourd’hui et l’attitude de l’armée israélienne prennent donc leur origine, selon vous, dans la manière dont elle a agi durant « Plomb durci » ?
Nous n’avons pas encore de témoignages précis de soldats pour nous dire ce qui se passe aujourd’hui. Mais cette approche du « risque minimum » telle que nous l’avons eue pendant « Plomb durci » constitue un précédent qui fait craindre le pire pour la suite.
La société israélienne fait tellement corps avec l’armée qu’elle soutient la politique du gouvernement. Et le nombre de morts ne suffira pas à la remettre en cause. C’est aussi pour cela que, malheureusement, les gens sont aussi peu sensibles aux morts palestiniens. Les gens sont convaincus qu’il faut y aller. Ils n’essaient pas de voir la situation dans son ensemble, à une autre échelle. Ils ne voient pas que nous choisissons quel type de relations nous avons avec les Palestiniens. Ce mode de relation, nous l’avons choisi il y a 47 ans, en 1967, et nous continuons dans cette voie chaque seconde. C’est avant tout une relation fondée sur le contrôle, l’occupation.
Pour évoquer les trois années de votre service militaire en Cisjordanie au début de la décennie 2000, vous qualifiez l’action de l’armée israélienne de « stratégie de l’intimidation, de la peur ».
C’est la nature de l’occupation de faire peur. Dans notre dernier livre, nous avons analysé cela, la manière dont l’armée israélienne contrôle les Palestiniens. L’armée utilise un vocabulaire défensif, mais agit de manière offensive. La base de l’occupation, c’est l’intimidation. Nous appelons cela « la prévention militaire ». Mais c’est au contraire l’intimidation de tous les Palestiniens, partout, tout le temps, pour leur rappeler qui est le patron. Chaque Palestinien doit sentir que l’armée est partout. Cela prend divers aspects selon les périodes et les endroits de Cisjordanie.
À la fin de mon service, j’étais en poste à Bethléem, nous devions gérer les check points, protéger la colonie de Beitar Ilit. Pendant votre service de huit heures, vous avez deux missions : vous devez être prêt au cas où l’on aurait besoin de renforts quelque part, et vous devez faire sentir votre présence. Pour ce faire, vous devez fouiller au moins cinq maisons, et établir au moins deux check points temporaires pour au moins 15 minutes. Ensuite, vous faites cela comme vous voulez, cinq maisons du même village dans la première heure, ou dans différents villages, une toutes les deux heures, les cinq à la fin de la journée…
L’idée est de créer de la confusion, de détruire les habitudes des Palestiniens. J’ai servi pendant 14 mois à Hébron. Là-bas, nous avons deux patrouilles pour faire sentir notre présence. L’une est dans la vieille ville, le sergent (c’était mon grade) choisit une maison, on rentre dedans, on la fouille, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, puis l'on sort et l’on fait du bruit pour réveiller le quartier. Et cela peut se produire constamment, 24 h/24, 7 jours/ 7. Et cela n’a jamais cessé, cela s’est passé cette nuit, et cela se passera comme ça la nuit suivante.
Toutes ces illusions ne marcheront jamais. La seule manière d’en finir, c’est que les deux peuples trouvent une solution pour sortir de cette situation en gardant leur dignité. Pour la majorité des Israéliens, l’occupation est un événement historique : nous avons gagné en 1967, nous occupons les territoires. Ce n’est pas du tout cela, c’est une campagne pour coloniser, qui n’a pas de fin, du moins jusqu’à aujourd’hui.
Le but final, c’est de séparer Gaza de la Cisjordanie, et d’annexer la Cisjordanie ?
Je ne pense pas que ce soit le but de l’armée israélienne. Le but de l’armée, c’est le contrôle. C’est bien le problème : je pense que les généraux israéliens estiment que ce qu’ils font est une nécessité, pour assurer la sécurité. C’est le concept fou de la sécurité absolue. C’est l’idée qu’on ne peut pas vivre dans un quartier sans contrôler ses voisins. C’est absurde, car quiconque croit que les Palestiniens accepteront jamais de vivre sous notre domination se trompe. Regardez ce que nous avons fait : 47 ans d’occupation militaire, quoi de plus cruel que cela ? On essaie de les fragmenter, de réduire les territoires en miettes, en bantoustans, on détruit leurs maisons, on vole leurs terres. Et pourtant, ils n’ont toujours pas renoncé. La solution ne peut être que politique.
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