mardi 16 avril 2013

Lettre d’un fantôme Gideon Levy, Haaretz, mardi 16 avril 2013


Issawi a écrit une lettre aux Israéliens. C’est un document à vous glacer le sang

Un groupe de femmes israéliennes d’exception a commencé à rendre visite à Samer Issawi à l’hôpital Kaplan à Rehovot il y a quelques jours. Elles ne sont pas autorisées à entrer dans sa chambre mais elles ouvrent sa porte, les bras pleins de fleurs, et lui crient des encouragements jusqu’à ce que les gardes les contraignent à partir.

Cela fait 8 mois qu’Issawi fait la grève de la faim. Son sort bouleverse la Cisjordanie et laisse Israël de marbre. Il fut relâché dans le cadre de l’accord Shalit mais ramené en prison par les autorités israéliennes sous prétexte qu’il n’avait pas respecté les clauses de sa libération.

En 2002 il fut condamné à 26 ans d’emprisonnement et maintenant Israël veut le maintenir en prison jusqu’à ce qu’il meure ou jusqu’au terme de sa condamnation, selon ce qui arrivera en premier.

Mardi, Issawi a écrit une lettre aux Israéliens. C’est un document à vous glacer le sang, l’un des pires que j’ai jamais lus. Poussé par un sens de profonde identification, et de honte tout aussi profonde, je souhaite utiliser cette tribune pour publier une version abrégée de cette lettre.

"… j’ai choisi de vous écrire, à vous, les intellectuels, les universitaires, les écrivains, les journalistes et les militants de la société civile israélienne. Je vous invite à venir me rendre visite à l’hôpital et à me voir, squelette menotté et enchaîné à mon lit. Trois gardiens épuisés, qui mangent et boivent au pied de mon lit, m’entourent. Les gardes suivent ma souffrance, la perte de poids. De temps en temps ils regardent leurs montres et se demandent : comment ce corps peut-​​il encore survivre ?

Israéliens, je cherche parmi vous quelqu’un d’éduqué qui a dépassé le stade du jeu d’ombres et de miroirs. Je veux qu’il me regarde alors que je perds conscience. Qu’il efface la poudre noire de son crayon, les bruits des tirs de son esprit et qu’il regarde les traits de mon visage esquissés dans ses yeux. Je le verrai et il me verra. Je verrai à quel point il est tendu quand il pense à l’avenir et il me verra moi, fantôme accroché à son côté, qui refuse de partir.

"Peut-​​être vous demandera-​​t-​​on d’écrire une histoire romantique à mon sujet. Vous témoignerez que j’étais une créature dont il ne restait rien qu’un squelette, respirant, s’étouffant de faim, perdant conscience par moments. Et après votre silence glacé, mon histoire sera une réussite à ajouter à votre CV. Quand vos élèves grandiront, ils penseront que le Palestinien était mort de faim… Alors vous pourrez célébrer votre suprématie morale et culturelle dans un rituel de mort."

"Je m’appelle Samer al-​​Issawi, l’un de ces Arabes, comme le dit votre armée. Ce Jérusalémite que vous avez enfermé sans aucune raison sauf qu’il avait décidé de quitter Jérusalem pour la banlieue de la cité. Je suis passé en jugement deux fois parce que l’armée (IDF) et le service de sécurité intérieure (Shin Bet) dirigent votre Etat et que tout le reste de votre société se cache dans une forteresse…pour se dérober à l’explosion de mes os suspects.

"Je n’ai pas entendu un seul d’entre vous intervenir ou tenter de bâillonner la voix de la mort qui grandit, tandis que vous êtes tous devenus des fossoyeurs, des porteurs d’uniformes militaires –vous, le juge, l’écrivain, l’intellectuel , le journaliste, le marchand, l’universitaire ou le poète. Je n’arrive pas à croire qu’une société entière a pu devenir le gardien de ma mort et de ma vie, défenseur des colons qui persécutent mes rêves et mes arbres.

"Israéliens, je mourrai content. Vous ne me chasserez pas de ma terre et de ma patrie…vous ne pénétrerez pas ans mon esprit qui refuse de renoncer… peut-​​être comprendrez vous maintenant que le sens de la liberté est plus fort que le sens de la mort. N’écoutez pas vos généraux et les mythes poussiéreux. Les vaincus ne resteront pas vaincus et le vainqueur ne restera pas victorieux. L’histoire ne se mesure pas seulement dans les batailles, les massacres ou les prisons, mais en tendant la main, en paix, à soi même et à l’autre.

"Israéliens, je m’appelle Samer al-​​Issawi. Ecoutez ma voix, la voix du temps qu’il reste –le mien et le vôtre. Libérez vous de la quête avide du pouvoir. N’oubliez pas ceux que vous avez enfermés dans des prisons et des camps, entre les portes d’acier qui emprisonnent votre conscience. Je n’attends pas qu’un gardien vienne me libérer, j’attends celui qui vous libérera de ma mémoire."

C’est là l’homme qu’Israël est déterminé à garder enfermé et qu’il laisse mourir. Israël est indifférent, content de lui, personne n’ouvre la bouche, personne ne proteste sauf une poignée de femmes dont l’une, Dafna Banai, m’a fait passer cette lettre.

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